Dès potron-minet, Reggnond se prépara. Il s'était fait de vieux draps, un bissac solide, sorte de hotte ventrale, pour transporter le malheureux enfant en toute sécurité, en toute facilité. Après l'avoir nourri sobrement, il le glissa contre sa poitrine et sortit de sa vieille cabane.
Lonnie attendait devant la porte. La brave licorne hennissait à s'en rompre les cordes vocales. Qui aurait pu dire si elle était heureuse de sortir de cette calme forêt où si, au contraire, elle était effrayée de devoir froler à nouveau les habitants de la ville, qui, involontairement, avaient provoqué en elle tant de souffrances imméritées ? Le vieux Seizon lui flatta alors le museau, amena près de ses narines fumantes, le baluchon de fortune qui contenait l'enfant abandonné, ce qui eut pour effet immédiat de la calmer. Puis Reggnond grimpa péniblement sur le dos de la créature cornue :
- Allez, Lonnie, mets-en plein la vue à notre jeune passager...
A ces mots la licorne se cabra, resta quelques trois ou quatre secondes sur ses postérieurs, puis se lança à la poursuite d'on ne sait quel fantôme. En quelques temps de galop, elle avait déjà atteint sa pleine vitesse. Aérienne, gracieuse, elle volait telle un aigle olympien, semblait faire la course aux nuages, au temps. Ce cheval des dieux, blanc comme les plages du royaume des Seizons, portant un vieux sage et un enfant paraissait sorti d'une toile d'artiste, d'un dessin créé par un illustrateur qui planchait sur un grimoire mythologique.
Une heure après qu'ils soient partis, ils arrivèrent en vue de maisons de bois, de rues proprettes et de commerçants Seizons enjoués qui hurlaient le prix de leurs marchandises : Faïlariel. Les clameurs montaient haut, pourtant l'on était que dans les faubourgs de la ville, là où les tavernes fleurissaient telles des champignons matinaux et disparaissaient aussi rapidement qu'un stock de Raku-Raku, là où même les enfants vendaient ce qu'ils possédaient, où le nombre de magasins de toutes sortes dépassait le nombre d'habitations. La monture éclatante et le vieillard miteux accroché dessus attiraient forcément le regard. Les gens qui voyaient ce spectacle singulier s'arrêtait soudain de discuter le morceau de gras et montraient du doigt à leurs voisins le curieux équipage.
- Excusez-moi ! S'il vous plait !
Reggnond commença alors à tenter de se renseigner, à questionner l'enfant sur ses origines mais, toujours, en leur montrant le pauvre nourrisson, les Seizons détournèrent le regard, et dès lors, ces mêmes personnes se refermaient comme des huitres peureuses. Le vieux ne comprenait pas et tout en avançant maugréait et pestait contre la méfiance de son peuple.
- Ah ! Une auberge ! Dans un tel endroit, je devrais trouver des réponses...
En effet, une vieille bâtisse en bois, sombre comme la terre, présentait à son fronton, une pancarte vermoulue et où l'inscription désormais presque illisible, mentionnait "La taverne de l'Oeil". Reggnond attacha la licorne à une torchère éteinte puis poussa l'ensemble de planches usées que certains osaient appeler porte. L'endroit était on ne peut plus désert : seuls quelques vieux Seizons à la mine blafarde finissaient de gâter leurs lèvres sur un verre de leur, de notre boisson favorite. Le tavernier, quant à lui, accoudé au et derrière le comptoir, lisait une sorte de parchemin publicitaire et avait tout de même réussi à lever un sourcil à l'entrée du vieil homme... et le grognement qu'il poussa alors prouvait que le peu de clients qui étaient présents lui suffisaient bien.
- Tavernier ! Deux eaux et des réponses, s'il vous plait !
- Tu auras tes deux eaux, vieux !
Le tenancier ne semblait guère enclin à engager la discussion et si le fait de mettre à la porte ce nouveau client n'était pas allé à l'encontre du savoir-vivre, on peut penser sans se tromper qu'il ne se serait pas privé d'exécuter ses envies.
Reggnond suivit celui-ci qui s'en retournait à l'endroit où il devait souvent se tenir, puis, plus percutant que des paroles, il lui montra l'enfant. L'aubergiste fit un demi-pas en arrière.
- Cet enfant a été lachement abandonné dans la forêt, dans ma forêt. Vous savez quelque chose, et j'ai l'impression que tout le monde sait quelque chose. Alors, dites-moi, dites-moi qui sont ces immondes parents.
- Eh bien... euh... Je ne sais pas qui a abandonné ce gosse, mais... eehh, ça fait combien de temps que tu es dans la forêt, vieux fou !! Regarde donc cet enfant!! A quoi te font penser ces cheveux sombres et noirs comme le mal, hein !! Et cette peau, hâlée tels des blés brûlés. Faut te faire un dessin ou quoi ?!?! Ce gosse est le fruit d'un acte contre-nature, le fruit d'une relation entre Reikon et Seizon !!
Reggnond était comme paralysé. Il était bien parvenu à faire ces remarques, ces différences flagrantes, mais son cerveau devait être devenu bien atrophié pour que cette conclusion ne se soit pas imposée à lui... Mais il ne put aller aller plus loin dans l'auto-flagellation, le tavernier, intarissable maintenant, continuait :
- Les plus vieux se souviennent bien de ces rencontres qui avaient lieu en temps de trève, où les peuples en avaient assez de guerroyer comme les chevaliers d'antan... Mais cela faisait bien longtemps que l'on n'avait pas vu un... Seikon ? Reizon ? Enfin un gamin comme celui que vous portez... Il sera impossibke de retrouver les parents...Et puis...
Le sage ermite, visiblement fort déconcerté, en avait assez entendu; il sortit de la cabane et remonta sur sa fière et magnifique créature. Les gens autour de lui, le dévisageaient : on aurait dit que toute la ville était déjà avertie de ce qu'il se passait. Alors, impressionnant de charisme et de profondeur, comme dans un souffle bruyant, Reggnond lâcha :
- Eh bien, si ce petit n'est pas digne de recevoir votre amour, il recevra le mien...
Répondant au petit coup de talon de son ami homme, Lonnie fit demi-tour puis fit entendre, comme une sourde souffrance, son hennissement. Elle ressentait ce que le sage Seizon ressentait, et ce dernier, à l'instar de la licorne, étouffa un sanglot qui montait dans sa gorge; il venait de se rappeler pourquoi il avait, pour celui des arbres, des animaux et des plantes, délaissé le monde des hommes.